Zeb ramasse au hasard l’une ou l’autre feuille de journal qui a servi à emballer le bougeoir et les assiettes. Il repasse les feuilles du tranchant de la main pour les aplatir.

ZEB (cherchant un sens au journal)
C’est qu’il faut savoir s’orienter, m’ame…

APPOLINA
Prenez le nord, c’est déjà ça.

ZEB
Là-haut : rien, m’ame. Le grand blanc.

APPOLINA
Regardez-y de plus près. Fouillez dans le blanc.
Zeb s’approche tout près du journal.

ZEB
Trois mammouths exhumés des glaces à Khorsivorovsk.

APPOLINA
N’importe-quoi.

ZEB
C’est pas moi qui l’a écrit.

APPOLINA
Qu’est-ce qui est écrit ?

ZEB
Tout. Les défenses en ivoire, six-cent kilos, les poils gros comme mon doigt, les boues dégueulasses de la rivière Khorsivodarosk…

APPOLINA
Et quel rapport avec mon fils Konstantin ?

ZEB
Quelquefois qu’il ait fait un détour par là-bas…

APPOLINA
C’est bien mal le connaître. Vous savez comme il détestait l’archéologie. Ramasser les vieux clous et compter les os, ce n’était pas son tempérament.

ZEB
Pas que des os, m’ame. Huit tonnes de viande. Même que les chiens s’en sont mis plein la panse.

APPOLINA
N’insistez pas. Et trouvez-moi autre chose. Du moins morbide et du plus vraisemblable.

Zeb cherche.

ZEB
Sept milliards d’individus.

APPOLINA
Quoi donc ?

ZEB
On estime la population du globe à sept milliards d’individus.

APPOLINA
Rigoureusement impossible.

ZEB
C’est écrit.

APPOLINA
Extravagant.

ZEB
Sept milliards trois…

APPOLINA
Mon enfant.

ZEB (lisant)
Sept milliards trois cent quatre vingt six millions, six cent septante huit mille, quatre cent soixante et un.

APPOLINA
Mon seul enfant dans la mer des âmes. J’entends le galop de son cœur. Cherchez du plus convaincant, factuel, véridique…

ZEB
La guerre.

APPOLINA
Où en est-elle la guerre ? 

ZEB
Elle crapote de l’autre côté du pays, m’ame. On entend le bruit du canon.

APPOLINA
C’est écrit comme ça ?

ZEB
Plein la page, m’ame.

APPOLINA
Qu’est-ce qui est écrit ?

ZEB
Juste la guerre avec des lettres grandes comme ça. Pour le détail c’est écrit trop petit, faudrait presque regarder dans les trous du papier, si on veut vraiment y voir. Et quand on voit ce qu’on voit, c’est pas très joli joli, faut dire ce qui est. Alors on peut aller chercher ailleurs, c’est pas toujours obligé de lire les tristes nouvelles.

APPOLINA
Oui, cherchez…
Il se saisit d’une autre page du journal.

ZEB
Quarante deux mineurs enterrés dans la mine à Kornoskoubitch.

APPOLINA (inquiète tout à coup)
Et…

ZEB
Alors on creuse…  Les sauveurs.

APPOLINA
Et quel rapport avec mon fils tant aimé, tant attendu, Konstantin Konstantinovitch ?

ZEB
L’a peut-être voulu donner un coup de main, m’ame. C’est son bon caractère.

APPOLINA
A combien de verstes sommes-nous de Kornoskoubitch ?

ZEB
C’est pas écrit en verstes, m’ame.

APPOLINA
C’est écrit en quoi ?

ZEB
Juste les mineurs, les sauveurs, les mères des mineurs… Et les coups qu’ils donnent là-bas à six cent mètres au fond de la terre.
Bomg.
Bomg.
Bomg.

APPOLINA
Parce qu’ils donnent des coups ?

ZEB
La vie, ça donne des coups, m’ame. Ils ont trouvé un filet d’eau sur la roche alors ils le sucent toute la journée, l’un après l’autre sans se pousser, et quand ils ont bu ils tapent, bomg, bomg, bomg, et en haut les sauveurs, les mères, elles entendent bomg, bomg, bomg, et elles ont du courage et les sauveurs creusent, puis de nouveau ils s’arrêtent pour écouter :
Bomg.
Bomg.
Bomg.

APPOLINA
Ça sent la baliverne.

ZEB
Juste comme c’est écrit. Même les cloches que les mères font sonner aux églises.

APPOLINA
Et comment sonnent-elles les cloches des églises ?

ZEB (plus musical)
Bomg.
Bomg.
Bomg.
Bomg.

APPOLINA
Prenez le violon, tant que vous y êtes. Faites-le au violon…
Zeb, un peu réticent, pince à intervalles la corde du violon.