Aux âmes lentes a été écrit en légende du travail photographique de Viviane Joakim à l’hôpital psychiatrique de Smila en Ukraine. Les photos et le texte ont été publiés en 2006 chez Michel Husson, Bruxelles sous le titre Doucha Balit. Traduction en anglais de Robert Furlong : To slow souls

Etre parmi vous, ce peuple, marcher au milieu de vous, ces voyageurs défaits, longer à distance vos visages, regarder, être regardé, être pénétré par vos regards fixes, ahuris et furtifs, être saisi dans la stridence lumineuse, l’inaudible rumeur,

qui êtes-vous mais qui êtes-vous ? 

Et je me souviens qu’il y avait de la musique, j’avais entendu un air d’orphéon, de fête lointaine, quelqu’un qui jouait seul au fond d’un réfectoire, et c’était la chanson d’un cheval fou, il me semble, qui respirait contre sa poitrine, ou bien c’était l’amour, le déchirement d’amour lorsqu’on se remémore, pourtant il jouait d’un doigt gourd, sans tristesse ni ferveur, comme pour faire pierre au temps, écouter tomber dans le puits les pierres du temps, et je me souviens que quelqu’un criait assez de cette musique, assez, il n’y a pas place ici pour de la musique, ancestrale chanson des déchirements d’amour, un cheval fou qui aurait traversé une ville à l’aube et dont il ne restait rien que ce galop mécanique, cette mélodie essoufflée au fond d’un réfectoire vide, mais est-ce que vous imaginez, poursuivaient les doigts de la musique, un cheval fou dans une ville déserte, à une époque où il y avait encore des chevaux fous, sauvages, pour traverser affolés les avenues droites, asphaltées, rayées de beaux rails brillants, tandis que se posait sur moi l’œil vide de l’accordéoniste, soupirant je n’ai plus que cela, voyez-vous, cette légende morte, cette poussière plutôt, cette poussière de légende qui monte de mes doigts.

Est-ce que vous imaginez ma vieille gloire passée, ma guerre de l’autre côté des montagnes, mon enfant mort dans son linceul, ma mère endormie légère comme plume, les côtes argentées de mes îles, ma vie là-bas, les processions là-bas, le vent là-bas dans les steppes, les vergers en pente de mon enfance, les yeux de ma toute petite, la perle pour laquelle j’ai vendu ce qui me restait, mon malheur et mon amour, mon bel amour, mon déchirant amour, sous la poussière de ma musique le cheval fou de mon amour.

Poussière de fresques de cours d’eau, bois, lisières, pâles chemins ensoleillés, ouvrant sur les murs des perspectives tronquées, souvenirs sans saison où les blés éternellement mûrissent, où la lumière sale émiette à jamais le vert paradis des clairières, éternellement mai ou avril sur les berges méandreuses du fleuve, quand l’herbe est piquée de fleurs jaunes, que se miroite indéfiniment sur l’eau le même ciel de pentecôte, comme si tout s’était arrêté là dans ces chromos de la mémoire, paysages enjolivés dans des cadres et au-devant desquels vos visages venaient un instant poser leur gravité, leur songerie peut-être, comme si vous rêviez encore à ces rives d’herbes où vous coucher, mais que ce rêve était hors de vous, détaché de vous, devenu pur décor, enfilade de  fresques pâlissant sur les murs, les cloisons, les encoignures, et l’on se cogne parfois, sembliez-vous dire, il arrive qu’on se cogne à ces pays perdus.

Quand l’un d’entre vous marchait seul vers la trouée blanche ou s’effondrait sans bruit contre le dallage, quand il projetait sa main comme au travers de la vitre et que rien n’arrêtait sa main, quand il ouvrait la bouche pour hurler mais qu’aucun bruit ne sortait de sa bouche, car là tout était silence, secousses dans le silence, imprécations étranglées, purs frémissements de lèvres, et je me souviens comme étaient légers les barreaux des fenêtres, dévorés par le clair, à peine quelques verrous, quelques murs sans matière, on eût pu vous intimer pars, pars, on eût pu ouvrir devant vous toutes les portes, vous auriez levé les yeux sans comprendre, comme s’il n’y avait pas d’autre monde, pas de fin à votre monde, pas même un mot pour signifier le monde, ou comme si vos âmes, si l’on peut parler de vos âmes, étaient engoncées dans une résille d’air confiné, de lumière crue qui alanguissait vos gestes et bâillonnait vos cris, ou que vous étiez prisonniers d’une île, d’un château dans l’île, n’ayant rien connu d’autre, ayant oublié plutôt, après des siècles d’acclimatation, tout ce qui n’était pas l’île, ces bâtisses, murets, parterres, ces éternels chemins dallés, ces bancs et ces tables de ciment, ces arbres alourdis par l’été.    

Et si quelqu’un criait dans les salles lointaines, si un seul des vôtres poussait un hurlement pour expulser ses monstres, injurier le ciel, clouer le diable contre le madrier d’une porte, appeler au jugement du Terrible, implorer qu’on enlève ses chaînes, c’était un cri inaudible et seul, réverbéré de pièce en pièce, un tressaillement ordinaire dans la chaleur rumoreuse de l’après-midi

Moi passant d’une chambre à l’autre, j’apprenais à écouter le vent se lever dans les branchages du parc où vous veniez parfois me parler sur un banc, je vous suivais des yeux dans vos trajectoires, je vous surprenais à l’heure creuse dans une pose intime et songeuse avec entre les doigts ce petit fil de rien, ce cheveu, cette bavure de laine que vous lissiez comme une relique obsédée, pâle symbole d’existence, le bout misérable de ce qui vous avait relié au monde, la frange de la couverture arrachée pendant votre sommeil, le crin accroché entre l’ongle et la chair lorsque ressortant de la nuit vous n’aviez plus le moindre souvenir du rêve mais que vos doigts se souvenaient ainsi d’une lointaine chevauchée, un jour nous étions dans le monde mais qu’en reste-t-il, un jour nous étions unis, mes amis, mes frères, mes enfants, vous qui vivez là-bas dans le monde et ne venez même plus me voir.

Alors l’attente et l’attente de l’attente, l’attente de l’oubli, l’oubli puis à nouveau l’attente, rythmé par la cloche des heures, les va-et-vient des corps, le goût du moût mâché, de la bouillie tiède, l’imprimé fleuri de la toile cirée, le médicament sucré sur la langue, quelqu’un qui passe, quelqu’un qui rit, quelqu’un qui récite une prière, quelqu’un qui dit c’est l’Eden, c’est l’Enfer, c’est le lieu des âmes lentes, et personne ne lui crie de se taire, un lit grince, un corps convulse dans le contre-jour, le petit scarabée arrivé au bout de la dalle de ciment se perd parmi les herbes hautes, place au poète qui marmonne à voix rauque son habituel poème, mon amour aux cheveux d’or habite au haut de la colline, mon cœur se serre quand je pense à mon amour, une main s’abat sur une mouche, il ne dit plus rien.

Et vous jolie vieille demoiselle qui m’aviez offert cet iris blanc pourpré, vous qui dansiez seule dans le jardin entre les troncs des arbres, vous qui murmuriez mon petit, tu n’as pas beaucoup changé, mon petit, je désespérais de t’attendre, vous qui aviez été enfiler une chemise propre pour poser gravement devant l’œil de la photographie, vous qui contempliez là-haut le char des vierges et des chérubins, vous dont la furie tranquille était devenu le bâton de vie, vous qui malgré vos contorsions, votre corps tragique, m’aviez fait cadeau de votre regard, la droiture de votre regard, l’expression de douceur, de pénétration, de sagesse douloureuse, vous qui aviez levé le bras de la révolte et dont le bras pendait comme un membre mort, vous qui me cherchiez encore au fond de vos souvenirs, vous l’enfant qui n’avait pas grandi, vous le héros des guerres oubliées, vous l’éperdue de cent ans d’amour, vous l’ange qui me suivait comme une ombre, vous le vieux jardinier torse nu à la ceinture de corde et qui était venu du fond du jardin m’apporter une poignée de fraises rouges.

                                                         Extrait (fin) d’ Aux âmes lentes