Édition: Actes-Sud

« … À cet égard, je ne puis manquer d’évoquer la traversée éprouvante que fut pour moi Avant le passage, contemporaine des derniers mois de la vie de mon père. Ce livre m’a beaucoup coûté mais il n’a pas beaucoup été lu, je crois. L’entreprise était peut-être trop littéraire : faire se chevaucher un texte onirique (rêve au fond des brumes de la morphine, rêve caressant de très vieux mythes, rêve d’un voyage en direction du fleuve…) et un texte plus factuel reprenant les instants, les souvenirs précis, les minuscules événements qui surviennent dans la chambre où meurt le narrateur, entouré de sa seconde femme, de ses deux filles, alors que tous sont dans l’attente de son fils et de sa petite-fille qui va lui être présentée pour la première fois. D’elle il emportera l’image comme sa dernière image de vie, image se muant à celle de l’enfant qu’il a été, l’enfant éternel disparaissant peu à peu, achevant sa traversée, à mesure que monte la clarté blanche de l’inconscience… Comme ce fut douloureux pour moi d’investir cet imaginaire de la fin, et comme ce fut délicat d’harmoniser, rythmer, les deux écritures – parfois très proches l’une de l’autre à la faveur du même accident de réel –, deux gestes d’écriture, prose-poésie, romain-italique, éclairs de conscience du narrateur et enlisements dans son ultime voyage. Même les prénoms font l’objet d’une altération dans la part rêvée : Mary/May, Luce/Luz, Sarah/Savyagraha. J’ai tenté là, ambition sans doute folle, de redonner sens à un moment de nos vies qui est si souvent gâché, emporté par la débandade de nos fonctions corporelles. J’essayais en l’écrivant de donner récit à cette phrase incroyable que m’avait soufflée un ami mourant d’un cancer : « c’est passionnant de mourir… ». Je ne sais s’il évoquait par là ces lâchages cognitifs qui nous donnent accès à d’autres niveaux de conscience. Il reste que j’ai entendu cette parole comme un appel au sens, à un moment où précisément tout sens nous échappe. Et j’ai voulu la prolonger littérairement. »

(In Le Monde de François Emmanuel, p.226)

quelque chose lâche,

quelque chose vient de lâcher, Mary, la tête lâchée, hors le corps, ne sent plus bien où est le corps,

tous trois repartis en hâte dans la nuit profonde alors que May et moi nous la suivions à l’aveugle trébuchant sur les branches mortes entre les trous les mares d’eau stagnante entre les troncs noirs l’assemblée fantomatique des troncs sans tête,

ne sentant plus le corps, tâtant à cet endroit le vide, à cet endroit qui fut le corps,

tandis qu’une lune presque pleine se levait à l’horizon couvrait la peau des arbres de lueurs nacrées de métal bleu froid argentait, mon corps, et soudain la forêt brûlée dressait autour de nous ses troncs foudroyés comme piliers d’un temple au toit aspiré par le vide comme pieux pointes pilastres entre lesquels nous courions à perdre haleine sur les mottes trempées dans ce trébuchement ce précaire équilibre le corps qui se propulsait à chaque pas tenu par le souffle,

peut-être la première avancée de,

rien

la douceur enfin toute la douceur revenue

dans ce premier soleil où nous nous étions laissés tomber à bout de fatigue au bord de cette vasque naturelle où la jeune femme passait un tissu imprégné d’eau sur ma peau lavait ma poitrine mon cou mon ventre la zone délicate de mon épaule la jambe droite où menaçait le mal mais qu’elle touchait à peine comme si elle savait partout reconnaître les territoires du vif et de l’insensible du brûlé et du brûlant,

si jeune, mademoiselle, si jeune à devoir laver mon vieux corps,

dans cet échange du secret ces quelques mots qu’elle délivrait à voix basse murmurant

je te libérerai du chagrin de la pierre

de la maladie de la pierre

de toute ta mémoire pierreuse le fardeau de ta vie

puis faisant non avec la tête non je n’ai pas croisé celui qui vous précède mais nombreuses sont les routes qui descendent vers le fleuve et je la croyais je la croyais je puisais dans sa voix une vieille intime certitude un abandon de tous mes membres,

cet appui de vos mains gantée, jeune femme, cette tendresse fatiguée, mon corps qu’il vous faut laver comme la charge de toute votre journée,

comme dans la cérémonie d’amour avec May sauf qu’il y manquait la force l’aisance éblouie tandis qu’ici je ne lui laissais qu’un corps battu par la course nocturne afin que patiemment elle le démêle,

Sarah, ma grande fille, qui l’autre matin était venue me laver car elle est aussi de votre métier, jeune dame, et au début je ressentais un peu sa gêne, mais après un temps c’était étrange, il me semblait qu’entre ses mains je redevenais un enfant, comme si tous temps abolis, tous âges confondus, mon corps labouré, tailladé, perdu, revenait au lieu de l’indistincte maternance des corps,

et je la suppliais de me dire où je l’avais connue et elle me répondait que je l’avais portée enfant sur mes épaules que mon ombre l’avait protégée du soleil trop fort qu’un jour nous avions traversé une rivière très large qu’un autre jour j’étais venu la rechercher dans une maison où elle s’était enfermée toutes choses qui appartenaient à son temps disait-elle sans cesser de me laver le corps comme pour y effacer les traces puis se penchant elle ajoutait dans un souffle 

je m’appelle Savyagraha,

si grande et si sûre, elle que j’ai connue toute petite et qui se confond désormais au peuple des belles femmes, portant un peu la lumière de Mary jeune, les yeux surtout, non je n’arrivais plus ces derniers temps à retrouver sur son visage les traits de l’enfant si appliqué et si sage qui s’étaient fixés dans mon regard de père

sous le vaste ciel ennuagé

parmi les graines plumetées venues se coller aux lèvres,

oh cette odeur de draps,

au seuil d’un nouveau paysage qui s’ouvrait immense semis de fleurs pourpres grandes flaques lilas dans le vert tendre de l’herbe,

draperies laineries soieries blanches,

et par endroits un alignement d’arbres sur un ancien tracé de route et quelquefois un nid d’ombres autour d’un amas de pierres,

nous roulions enfants dans les senteurs de lessive, nous respirions tout au fond la fraîcheur imprenable du vent, et maman, je me souviens, quand nous ouvrions grandes les nappes qui avaient séché pour les replier à grand coups joyeux et secs claquant dans l’air d’été,

la terre

qui affleurait désormais sépia marron rouge la terre que les torrents venaient laver qu’un coteau éboulé laissait soudain à nu comme un écorchement la terre qui parsemait les collines de plaques sanguines gagnant peu à peu sur le manteau végétal au point qu’il n’y avait bientôt plus que de l’ocre rouge partout une mer d’ocre rouge et çà et là quelques îlots grèges d’indistincts amas de ruines avant le désert rouge mais j’étais fatigué

de les suivre si fatigué las,

me tenant debout par miracle dans ce transept d’église, ramassant toutes mes forces pour garder mon équilibre et pouvoir accomplir ces quelques pas vers l’autel, sachant que pour rien au monde je n’aurais manqué à ce que m’avait demandé Sarah, parce qu’elle avait décidé de ce rite afin d’effacer à jamais les cinq années de douleur muette, de non-dits et de silence après sa première séparation, et sceller non pas notre réconciliation, car le lien n’avait jamais été rompu, mais notre retour en connivence, le sceller pour nous seuls et presque amoureusement, quand tous les autres autour de nous attroupés dans l’église n’y verraient qu’une variante un peu tragique du rite habituel où un père se sépare de sa fille, coupe cérémoniellement le lien parental, donne la main de sa fille à celui qu’elle a choisi comme amant de son corps,

territoire

d’une ville battue par les vents ramas de maisons creuses dont certaines se dressaient encore sur deux étages avec des escaliers écroulés des plates-formes au-dessus du vide des tronçons étroits où je les avais perdues j’avais cherché j’avais crié

j’avais retrouvé la jeune femme creusant la terre avec ses mains exhumant peu à peu une épaule de granit une puissante tête animale aux yeux pleins aux naseaux immenses au cou musculeux puis le garrot le flanc soudé à l’étrier la botte brisée où se devinait encore la poussée verticale l’effort et sans fin elle passait ses doigts sur le noyau de l’œil sous l’arcade orbitaire entre les touffes hérissées de la crinière tout au long de l’encolure,

votre patience, jeune dame, pour ce débris de corps qui m’a porté si fidèlement, a grandi avec moi, a vieilli avec moi, a été pour les autres mon image, et n’est plus aujourd’hui qu’une chose endolorie que vos mains enduisent et retournent avec l’affection des jeunes mères hagardes, 

pour l’enfouir à nouveau dans l’oubli de la terre pour l’enfouir avec les mots de la terre argile humus noir poussière de mes mains et May qui revenue m’enlaçait en silence ses boucles contre ma joue ses petits mouvements de regard pour dire non aux petites inquiétudes non aux petits agacements des choses

non non non,

te savoir revenue, Mary, t’entendre aller et venir dans la chambre, ranger chaque objet à sa place, et l’allumette qui craque à l’instant où tu enflammes le cône d’encens pour chasser l’odeur d’hôpital avec ses senteurs d’Inde, Hampi, Bombay, Vanarasi, n’en déplaise aux hygiénistes du blanc, blanc, blanc, sachant que ce va-et-vient de toi dans mon demi-sommeil sous les voiles de la morphine me berce et me comble, pensant, repensant toujours à ces délicieuses secondes de l’après-sieste quand le soleil donnait sur les persiennes dans l’après-midi d’été et que je te savais vaquer à mille petites choses dans la pièce du bas, toi ou Mia, ou maman très loin, dans la même mélodie, ou Sarah et Luce, femmes de ma vie, »

P.41-48