Fragments du bas monologue
IV
Et tu regardes la photographie, ce sont tes yeux qui voient sans voir, tu entres dans la nuit de ce temps si lointain dont se détachent les formes, sur le petit carré de lumière grise tu aperçois un visage qui était le tiens, enfant tu te regardes mais que regardes-tu qui tremble au seuil de ce regard quand il apprenait le monde dans la grande école emmuraillée aux fenêtres trop hautes, la craie crissait sur le tableau sali de poussière blanche, puis sans fin tu cherchais sous le hêtre ces petites faînes à la peau craquante, dans la cour il y avait des lignes frontières pour la Vie, la Mort, le Paradis, et l’air des classes bruissait de mille voix, au dehors tournait l’immense et mystérieux manège tandis que la baguette du maître épelait le nom du fleuve Meuse sur le tissu peint craquelé de la carte géographique, enfance oh cette éternité dont il fallait t’arracher chaque matin pour apprendre le chiffre de la vie, et quand au soir ayant couru tu revenais de ces heures captives tu aimais retrouver la maison, le dedans familier, le consolement des ombres, les lèvres de la mère sur tes genoux écorchés.
VIII
Ce corps il faudra que tu le laisses, à la terre ou au feu, à la matière mère, et cette pensée te fait mal, un peu, enfant tu regardais la tache brune sur ta jambe droite tu disais c’est mon signe d’origine, tu sillonnais dans ta paume la ligne de vie, tu passais ton doigt sous ton arcade sourcilière et tu pensais c’est moi, c’est moi, c’est moi, apercevant tes cheveux coupés sur le dallage tu détournais les yeux de tout cet or perdu, qu’est-ce qui perd l’or, qu’est-ce qui épuise jour après jour la réserve de souffle, demande l’enfant du premier âge au vieil homme que tu deviens, et tu ne peux lui répondre que par des histoires, des balbutiements d’amour pour ce corps qui te porte, chaque matin tient ta tête droite et respire à pleine poitrine le vent chargé de senteurs, mais cet amour est en pure perte, tu le sais, l’or se perd, le temps ravine la peau, l’amitié de la lumière se fait plus cruelle, tu vois le corps vieillissant de ta compagne, tu vois le corps des jeunes femmes, pure évanescente beauté, tu reconnais les places chaudes et froides de ton propre corps, ses points de ferveur, ses concrétions, ses niches douloureuses, et tu voudrais lui rendre grâce d’avoir cheminé avec tant d’obstination, tu es comme l’amoureux d’une vieille pierre portée tout au long de la route, pour un peu tu te verrais marcher avec dans tes bras mystiques ce compagnon des jours enveloppé de linceul et que tu coucherais dans la fosse en le consolant, mais il n’est d’autre consolation que le chant du feu ou le toucher froid de la vague, il n’est que la pensée de ces millions de corps avant toi, et qui connurent chacun en leur intime la connaissance de perdre, frères et sœurs du même corps, compagnons des profondeurs dont s’entend au loin la clameur, comme autrefois la miraculeuse main de ta mère, Marie Antoinette, mais aussi de toutes les mères, elles-mêmes apaisées par leurs mères, d’un geste sans charge et d’éternité, qui délie et détache, efface les avaries, les restes d’inquiétude, les soubresauts de vivre, fait une plage étale, un ciel où s’invite le large, et quelques oiseaux sans trace, libres et rieurs.
IX
C’était une divagation, un rêve, tu te souvenais d’avoir franchi le porche d’une maison de maîtreet de t’être retrouvé au milieu d’une assemblée d’écrivains, chacun éclairé par une bougie unique et lisant à voix haute le livre qu’il venait d’écrire, personne n’écoutait personne mais l’ensemble des voix nourrissait un charivari tranquille, un chœur chaotique, vaguement musical, avec quelques pauses silencieuses quand la porte s’ouvrant brusquement certains relevaient soudain la tête de leur livre comme au passage du Visiteur, du Maître incertain, puis ils retournaient à leur lecture, et si l’on se laissait attirer par une seule de leurs voix on pouvait entendre, prétendais-tu, une très vague indication sur la maison hôte, tu affirmais aussi que les murs de l’immense pièce étaient tapissés de vieux ouvrages reliés de cuir, et que si l’on poussait une porte dissimulée sous les rayonnages on se retrouvait soudain dans une chambre ronde et aveugle, avec au centre un grand livre ouvert, éclairé par quatre chandeliers, mais c’est là que ton récit se perdait, tu t’obstinais à parler de la chambre mais tu ne pouvais en donner le détail, tu te souvenais être entré dans la pièce, avoir été droit vers le livre et l’avoir lu à la page ouverte, avec le sentiment, disais-tu, de lire mot pour mot le sens de ta propre vie, mais tu étais bien incapable de te souvenir d’un seul de ces mots, et si l’on insistait un peu, tu remettais tout en doute, le texte, le livre, et l’existence même de la chambre aveugle.
XVII
Tous ces dieux qu’ils ont brisés, que faire maintenant, nous sommes si seuls, il ne nous reste plus que le bruit de nos voix, et le son des pierres est devenu mat, il s’est absenté le souffle du texte, ce vent qui soulevait la poussière et te faisait trembler mon petit, en ces temps où l’on disait encore : l’esprit, recueillant le mot des tablettes d’argile, et le répétant à voix basse comme un secret parmi tous les secrets, en ces temps où se murmurait sans fin dans les cryptes le vent souffle où il veut,et il en restait toujours quelque chose, surgi et resurgi du texte, à jamais insaisi, mais que reste-t-il aujourd’hui de ce tremblement, entends-tu encore le vent, que reconnais-tu de ces paroles, paroles, te souviens-tu de la croix que ton père gravait du pouce sur le front que tu lui tendais enfant de la candeur, et ces dévotions, ce faste, ces cérémonies, qui faisaient resplendir jusqu’au cœur de la nuit la robe de sang et d’or, ces atours et ces signes, les images saintes épelées d’un doigt incrédule, les prosternations, les légendes, et maintenant que tu te dis j’ai compris, j’ai compris, le manteau du ciel ne te recouvre plus, tu marches sur la terre vaine, dans le festin saccagé des offrandes, tu te vois piétiner le fagot de tes pères, plus rien ne suspend ton pas, ne ralentit ton geste, ne hante ton mouvement de soudaine stupeur, la nuit ne t’enveloppe plus de sa sombre abondance, tu ne croises plus le regard ébahi de ces divinités de pierre qu’ils avaient sculptées amoureusement, et quand tu fouilles à tâtons parmi les décombres tu n’entends plus la voix qui disait : le ciel et la terre passeront, mais mes paroles, mes paroles, tu n’entends plus que l’inflexion lointaine du dernier prêtre quand il invoque la terre légère sur le cercueil en bois de tes amis morts, ils t’ont banni du Sang des Justes et de la Lumière du Très-haut, ils ont ouvert grandes les portes de la Cathédrale, ils ont déchiré tes livres et démembré les paroles, paroles, ils ont vendu pour de l’argent tes petits saints naïfs, ils ont brisé les os de ta mère morte pour t’en faire entendre le vide, et maintenant tu as froid et tu trembles, tu n’as plus que des mots misérables pour dire les choses cachées derrière les choses, et revoir tout au fond de la nuit, lorsque la pensée de la mort arrive, le visage éploré de la Vierge, dans la faible clarté du retable, sa longue main caressant la joue de son fils blême, son jeune dieu mourant, et c’est une consolation de revenir à cette image, comme au rideau de pluie du Magnificat quand tombent les voix éblouies, et tendre une main vers le ciel, et rester bras tendu, pensant à ce qui te relie, ce qui t’ouvre et te vide, pensant au retirement de Dieu, les eaux devenues si basses, les marées si lointaines, puis une ancienne paix regagne enfin ton corps et la nuit lentement retombe.
XXII
Où sont-ils tes amis morts, dont le battant cogne désormais dans le vide, frères et sœurs qui ont traversé ta vie oublieuse, et ne sont plus là pour dire je viens, je reviens, j’arrive, Anne que tu avais si peu étreinte lorsqu’elle passa seule la frontière du monde, Costia qui te parle encore de sa voix essoufflée, Alain qui fut emporté par la vague un jour de soleil tranquille, et tous les autres qui sont partis sans adieu ni consolation, Jacques s’avançant sur les rails à l’instant où le tunnel gronde, Fabienne dans un soupir se noyant peu à peu toute douleur déposée, ils sont couchés maintenant, et si leur voix s’est tue tu entends quelquefois une inflexion lointaine au fond du silence après le chant, parfois tu crois que l’on marche dans ta maison mais personne ne marche, ce n’est que le vent sous les combles, le vent joueur, rieur, le vent des vivants, parfois tu voudrais dire endormez-vous, mes amis, endormez-vous encore, j’ai en moi une terre où tremblent vos croix et vos stèles, vos noms envahis d’herbes hautes, et vous n’êtes pas partis loin, à ce que disent mes rêves, dans mon souvenir j’ai gardé de vous des images, une manière d’être, de vous retirer, prendre un instant la lumière, n’insister jamais, douce est la présence que vous me donnez.
XXV (Pour Marie)
Refais paume à la femme sœur, celle qui depuis tant d’années t’accompagne, porte le nom des servantes et des reines, fait don de sa présence simple, marche à ton côté tranquille, arraisonne la nuit tes pensées dévorantes et apaise tes élancements d’esprit, connait une plage sur ton épaule, maintes plages dans ton souvenir, maintes saisons mortes et vivantes, refais place à l’habitante de ta maison, mère de tes trois enfants, liane de ton corps que mille amours des corps ont démêlée dans l’étreinte, rendue soyeuse dans la volupté, souple dans l’enlacement, refais grâce à ton alliée de toutes les guerres, celle qui dit paix maintenant paix, et pardonne tes furies, tes fuites, tes emportements, refais lumière à celle qui danse avec les femmes-loups, l’ensorcelée du bois, la penchée du jardin bleu, l’amante du Paysage, la lointaine à la robe de fleurs, la souillon de l’atelier du peintre, refais silence à la chuchoteuse, jumelle dont tu as la nudité en partage, et la durée comme cause commune, et le rite des petites choses, refais offrande à la compagne de tes marches, celle qui range au matin les créatures de ses rêves, et te fait cadeau d’être heureuse, lente dans l’étonnement lorsque pour la première fois, toujours première, elle relit le livre de tes inconstances, refais hommage à la fileuse des jours fragiles, la ravaudeuse du temps long, qui enfile une pièce puis l’autre, dans la patience des saisons.