Édition: Actes-Sud Papier

Joyo ne chante plus a été créé au Théâtre Poème 2 de Bruxelles en 2014 dans une mise-en-scène de Pascal Crochet avec Gwen Berrou dans le rôle de Lia.

Joyo ne chante plus a obtenu le Prix de la Critique (catégorie Seul en scène) pour la saison 2013-2014.

LIA

Donc,

je voudrais vous dire,

monsieur du palais de la justice,

monsieur madame du palais des grands greffés,

je voudrais vous dire à vous, monsieur,

je voudrais moi Lia, de mon nom Lia,

vous dire,

moi Lia Orkovitch, la susnommée moi,

la ci-devant, susnommée moi,

prévenue de rien,

citée à la comparution, 

la susnommée ci-devant par défaut moi,

résignée aux torts et griefs, de mon nom prénom matricule,

Orkovitch Lia, moi,

je voudrais vous dire,

monsieur le juge du palais,

en ses falbalas et ses robes,

monsieur le grand juge en ses robes à manches à palais, de la belle casuistique,

je voudrais vous dire,

moi.

Pas la peine de faire venir le sale type,

le moustachu du bureau des rafles,

l’Untersturmführer,

pas la peine de déranger les gens qu’ont déjà assez de travail comme ça avec les endettés jusqu’au cou,

il n’y a plus rien à prendre ici, monsieur le juge, mon frigo coule de la turbine et ma volière a la branloche,

rien qui résiste ici, monsieur, que de l’air,

votre homme viendrait, qu’est-ce qu’il pourrait bien se mettre dans le zinc de sa déménageuse ?,

à supposer que ça soit encore debout en haut de l’escalier, en bas c’est déjà plus que du bois de réchauffe,

faut pas décourager le désir des agents d’exécutions avec du fretin de misère, je vous le dis sauf votre respect, monsieur le juge, y-a rien pour le Trésor National ici,

ça fait beaucoup trop longtemps que je me suis désabonnée du monde,

et puis si c’est pour le volatile,

comme vous dites,

il risque de beaucoup chercher l’Huissier du Domaine Public,

croyez-moi, monsieur le juge, vous allez lui faire perdre un temps considérable,

d’autant plus que je ne vais rien oser lui dire, moi,

ça va me rester calé dans la gorge, je sens,

alors il va chercher partout la petite bête, de son œil de sale habitué, puis avec ses lunettes en équilibre pour bien vérifier les significations du document, puis perdu dans les recoins du plafond comme un possédé de la lune, puis de retour dans ses papiers à fureter du côté de la fiche de renseignements pour être sûr que c’est bien moi, la citée, susnommée, ci-devant et contresignée moi, Lia Orkovitch, puis sa tête à nouveau dans les étages à fouiller le dessus de l’armoire qu’est pas démontable, dommage, le lavabo qui peut pas être saisi, beaucoup trop entartré, c’est du meuble maintenant, ça finit par adhérer à la structure, malgré que ça ferait quelques sous, dommage, dommage, puis à nouveau ses pauvres yeux qui biglent à l’intérieur du cartable, vers la citation en trois exemplaires, surtout le bleu en dernier qu’est pas bien écrit dans les intervalles parce que le ponctionné du greffe n’avait pas assez appuyé ce jour-là, qu’il était fatigué, trop, beaucoup trop de travail aussi pour le greffé, laissez-les un peu en vacance, monsieur le juge, vous ne voyez pas qu’ils sont fatigués tous ?, vous les avez déjà regardés le matin quand ils arrivent du train ?, un peu de sollicitude humaine, monsieur du tribunal des hommes, pensez une seconde à votre officier-de-justice qu’a la tête molle à force de brinqueballer haut-bas, haut-bas, puis voilà qu’il reste cloué sous la fenêtre à croire qu’il le voit, qu’il l’a vu, qu’il est là-haut logé dans les nuages, à le narguer comme le Saint Esprit,

et moi qui n’ose toujours pas lui dire :

pas la peine,

pas la peine de vous fatiguer ainsi,

monsieur l’exécuteur légitime,

pas la peine vraiment

puisque l’action est éteinte,

prescrite morte

de sa mort bien morte.

Joyo

chante plus.

P.54-56