Vous m’écriviez des lettres sur papier fin, jauni, presque hâlé par le soleil, je les passais entre mes doigts avec un plaisir un peu superstitieux, comme enfant il m’arrivait d’ouvrir le couvercle du piano et de caresser les marteaux de feutre, sans produire le moindre son, afin de jouir à l’avance de ce qui ne s’entend pas encore, se tapit dans l’attente, insensiblement se devine, nous sommes dans un temps où l’inconnu n’est jamais tout-à-fait inconnu, l’inouï gît dans les replis de l’ouïe, lorsque je commençais la lecture de vos lettres, j’en captais instantanément le ton ou la musique, mais je ne comprenais rien encore, il me fallait atteindre les derniers mots pour qu’à la relecture tout prenne sens dans ce flux phrasé qui est le vôtre, votre voix à l’évidence, votre voix que j’ai tant aimée, cette âme de vous qui me parle aujourd’hui mêmement, se pose en moi, à la base du souffle, dans ce lieu que l’on dit solaire, là où se gardent les amours lorsqu’ils sont précieux, vous avouerais-je qu’il m’arrivait souvent de retarder pendant plusieurs heures le moment de lire votre lettre, comme pour laisser mûrir son prétendu secret, et me sentir habité par ce poids de mystère qui donnait à ma vie ici, à mes affairements, mes déambulations, une certaine apesanteur, vous m’aviez écrit, la lettre demeurait dans ma poche intérieure, le moment de l’ouvrir pouvait être choisi, différé, j’inventerais le décor de cette lecture, un lieu public de préférence, café, tramway, salle d’attente, une lettre est si légère, il y a si peu de corps dans une lettre que l’on s’ingénie à en traquer les détails, l’encre violette (les gitans, disiez-vous, endorment leurs enfants en glissant cette couleur sous l’oreiller), la texture, le filigrane du papier, l’odeur au dépliement des feuillets, sans aucun doute hallucinée, réveillant la mémoire de votre odeur, le bruissement de l’enveloppe lorsque je vous tenais là, non ouverte encore, dissimulée dans ma poche intérieure, venant m’assurer avec la main de votre présence, jouissant secrètement d’être loin et près de vous, dans cette imminence de vous lire, étrangement vous n’écriviez jamais mon nom en manière d’adresse, vous commenciez d’emblée, vous repreniez le fil d’une conversation interrompue, un monologue heurté, composite, car il y avait des sauts, des ellipses, de brusques écarts entre vos phrases, car votre logique est féminine, vous me disiez: ce sont les hommes qui ont inventé la logique, à quoi bon dire ce qui se sait, nous, femmes, nous parlons d’évidence, je crois me souvenir que vos premières lettres étaient plus longues, plus descriptives, il me semble que l’invitation n’y était pas encore présente, je pouvais même croire que notre relation ne prendrait plus qu’un cours épistolaire, se suffisant un temps à lui-même, jusqu’à l’inévitable espacement, vous me parliez de votre pays, du vent venu d’Afrique, de la terre rouge, de la muraille des oliviers sous le bleu acier du ciel, des troupeaux de brebis comme des semis grèges sur les collines, et je reconnaissais bien là votre palette amoureuse des ocres, paille, sépias, mauves, ces images qui se déposaient ici sur le gris sale des vitres, inventant l’espace d’un ailleurs, fragile, ensoleillé, au fond de ce pays qui, vous le savez, étire l’hiver de novembre à avril, fait peser en juillet une chaleur blanche, accablante, et nous n’avons que la langueur des soirs de juin ou de septembre pour ressentir comme vous l’harmonie du monde, vous dirais-je cependant que les crépuscules d’hiver s’empourprent parfois des lumières de chez vous, lorsqu’à la fin février le vent tiédit, apporte des promesses d’été, le retour des premiers migrateurs, et des nouvelles, croirait-on, des nouvelles de votre sud, non, l’invitation n’était pas contenue dans vos premières lettres, vous posiez les éléments du paysage, sans plus, le décor de votre existence, la façon dont s’écoulait votre temps, ici je vis, dans ce tapis de collines où le berger hèle son troupeau, mélancolie de ses longs cris, comme ceux des trains d’autrefois, parfois vous racontiez une histoire, une anecdote infime, une révélation du jour, une visite de hasard (Guglielmo, le grand fou mystique habitant l’église et qui déposait un melon, une courge sous votre escalier de pierre), ou bien vous épingliez un haïku, une phrase tirée d’une lecture, un signe du ciel, un moment poétique, et je n’y lisais pas davantage qu’une invitation à communier un peu à votre solitude, assez souvent il vous arrivait d’évoquer les quelques jours que nous avions passés ensemble, vous relisiez sans fin notre brève histoire, le peu de souvenirs que nous avons en commun se trouvait ainsi redit, vaguement magnifié, dans une hantise à prolonger ce temps, il est vrai, lumineux, dans un souci de tromper le vrai cours du temps, et faire émerger notre temps originel, toujours plus éloigné, mais gravé par votre écriture, raréfié par elle, réduit à l’état de trace dans ces lancinantes évocations, patient et singulier travail de la mémoire qui, de redite en relecture, transforme le passé vivant en un passé mythique, afin de donner un socle peut-être à une autre histoire qui serait encore la nôtre, le passé invoquant l’avenir, il m’apparaît aujourd’hui et sans le moindre doute que l’invitation était contenue dans ce retour régulier aux quelques jours que nous avions passés ensemble, certes à peine une semaine, nous avions été amants dès la seconde nuit, c’était un amour sans fin ni perspective, étrangement sans tristesse, un amour d’après-midi chaudes dans votre chambre tamisée de bleu, un amour où le temps n’était pas compté, entre les promenades et les eclipses de sommeil, c’était un havre, un asile pour les corps, nous étions sans secret l’un pour l’autre, nous nous racontions tout, nos vies, nos blessures, nos bonheurs éphémères, et les voix s’appariaient, les mots entrelaçaient leurs inventions, dans une aisance inouïe de la parole, vous maniez ma langue avec dextérité, parfois avec des écarts de sens, une délicieuse inexactitude, issue des différences de nos parlers respectifs, je pense encore que la souche commune de nos langues amplifiait le faisceau des significations, et j’aurais eu de la peine à parler ici de faux amis du langage, étrange expression, nous entendions les mots pour ce qu’ils sonnent, non pour ce qu’ils disent, avec la générosité de ceux qui n’ont rien à cacher ni à taire, s’écoutent et simplement se regardent, je regardais votre visage, votre grâce, vos mains très fines, votre manière de présence à ce monde d’objets et de rites qui composent l’intérieur de votre maison, j’aimais vous observer à votre insu aller et venir, chantonner, couper le pain, allumer la bougie ou mettre la table, j’aimais cet enveloppement où se tissent les fils de l’intime, il y avait un rideau de gros coton entre la pièce de séjour et la chambre, je ne puis qu’effleurer en paroles l’autre intimité qui se dévoilait dans cette pénombre, là où vous m’avez donné votre cri de beauté, là où se rompaient, s’exténuaient les corps pour faire apparaître, je le crois, l’emmêlé de nos âmes, après l’amour nous parlions comme au soir de nos vies, vous me racontiez vos rêves et je m’essayais avec vous à tenter d’y lire des présages, à voir les lignes du destin qui s’allient ou divergent, à contempler le temps, tâche incommensurable, dans vos lettres aussi vous me faisiez part de certains rêves, et j’y étais présent, je vous accompagnais pour l’exploration d’une île, (quelle métaphore plus claire de l’amour) l’invitation était évidente dans ces rêves que vous aviez sans doute reconstruits au réveil, et choisis pour la lettre, avec un peu de ruse féminine, ou un savoir, je ne sais, en réponse à ces récits j’ai dû à mon tour être traversé par des rêves, vous me citiez un jour: « on se fait dévorer par le rêve de l’autre », paysage du désir absolu, j’avais oublié la phrase, j’oubliais mes rêves, j’oubliais de vous en faire part, je fus moins prompt à vous répondre, il y eut un changement de rythme et de ton dans notre correspondance, vous m’adressiez alors des photos ou des cartes postales au verso desquelles votre texte devenait lapidaire, plus avoué, plus direct, pensé à vous, pensé à cette chanson, rêvé encore de vous, rêvé de votre ville, pourquoi ?, le caractère inachevé de ces phrases m’invitait à vous questionner davantage, l’absence de sujet intriguait, faisaient un peu de votre question la mienne, les photos des cartes n’étaient pas innocentes, quatre femmes riantes, faisant sauter le blé dans la lumière blonde, sur leurs tamis d’osier, chez nous les ouvrières sont tristes, vous preniez, j’en suis sûr, un soin tout particulier à choisir ces scènes paysannes, plus tard un velours de collines nues, écrasées de soleil, plus tard encore une vue du désert, le sud, toujours le sud, je m’apercevais que notre liaison épistolaire prenait un autre cours, parfois je me disais que nous nous éloigniions d’une lettre à l’autre, pour laisser place à une absence légère, un souvenir enjolivé, mais quelque chose me laissait entendre que l’assèchement de l’écriture trahissait un autre mouvement, une autre évidence, de même ce silence qui nous saisissait lorsque nous entrions dans la chambre un peu sacrale des amours, et qu’aux mots succédaient les caresses, aux caresses l’étreinte, la déferlante d’images, le sentiment de fouler une terre nouvelle, et l’inanité alors de tout ce qui peut se dire, sinon ces rares mots, noués de souffle, expression la plus simple de l’aveu d’amour, l’invitation semblait s’être absentée de ces cartes et pourtant elle était là, plus que jamais, vous posiez un doigt sur mes lèvres, vous me preniez par la main et vous souleviez le rideau de la chambre bleue, la dernière lettre mit longtemps à venir, je savais confusément qu’il n’y en aurait plus d’autre, j’attendis deux jours avant de l’ouvrir, jouant avec l’idée qu’elle était pareille aux précédentes, craignant au contraire que tout y fût écrit, terminé, accompli, c’était un feuillet blanc, plié en quatre, vous n’y aviez écrit que ces mots: c’est la fin d’une longue patience, je vous attends.

(1997)