« François Emmanuel est né à Fleurus (Belgique) le 3 septembre 52. Dès ses études de médecine, il s’intéresse à la poésie et au théâtre (adaptation et mise en scène). En 1979-80 il fait un séjour de plusieurs mois au Teatr Laboratorium de Wroclaw chez Jerzy Grotowski. A partir de là il en vient progressivement à l’écriture romanesque. S’ensuivent depuis 1989 des romans, souvent graves, parfois légers, selon deux veines qui lui sont propres, qualifiées « d’été » ou « d’hiver ». Parmi ses romans « La Passion Savinsen » a obtenu le Prix Rossel (1998), « Regarde la vague » le prix triennal du roman (2010), « La Question humaine », traduite dans une quinzaine de langues, a fait l’objet d’une adaptation cinématographique (Réalisation de Nicolas Klotz) Il reçoit en 2010 le grand prix de la SGDL pour l’ensemble de son œuvre. En parallèle à ses romans François Emmanuel a régulièrement publié de la poésie (dont « Portement de ma mère » en 2001). Il renoue avec l’écriture théâtrale en 2007 avec « Partie de chasse ». Il est membre depuis 2004 de l’Académie de Langue et de Littérature de Belgique.
« Né dans un pays pluvieux et improbable, il fut toujours attiré vers d’autres paysages, le réel insoupçonné des rêves ou cet au-delà du visible que recherchent les poètes. Quelques puissantes déterminations le firent s’engager dans la médecine, il prit le chemin des chambres d’écoute de la psychothérapie. Lire la suite
Le reste du temps, il se mit à composer comme les musiciens obstinés, penchés sur leur partition, une longue suite de romans et de nouvelles, d’étranges machines de théâtre, quelques poèmes et quelques mélopées.
Plutôt discipliné il aimait la désinvolture, plutôt idéaliste il détestait les bonnes âmes, classique il voulait voler le feu des lyriques, terrien il se prenait, bien à tort, pour un pur esprit. Né sous les signes opposés de la Vierge et du Verseau, il cultivait tant bien que mal sa nature double, commettant des « romans d’été » et « des romans d’hiver », les premiers tels des fantaisies douces amères, les seconds tels des offices de ténèbres, plus mats ou plus sonores selon les nécessités des livres ou ses emportements.
La musique fut sa muse bâillonnée. Puisqu’il fut incapable d’en jouer tout petit, il lui construisit un immense tombeau de textes. Pas un livre qui ne l’assignât à une place précise, celle d’un piano enveloppé de journaux où jouait une mère morte, celle d’un quatuor aux notes dissonantes ou d’une cantatrice à la voix perdue.
Dans l’étrange galaxie de ses fictions, les femmes furent autant d’astres qui lui indiquèrent les points de passage, les chemins d’initiation ou les lieux pour en définitive s’égarer. Il les plaçait haut dans son ciel à côté de certains vieux fous, errants, revenants et maîtres du silence.A l’un d’eux il fit dire « la vérité est vêtue d’un manteau de ténèbres dont la doublure est lumineuse », avouant ainsi ce qu’était pour lui l’entreprise du roman, une quête de l’autre texte, toujours présent, toujours insaisissable. »
(Pour le Dictionnaire des Auteurs, 2003)
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« Mon père racontait des histoires. Sa voix roulait sur la grande table familiale, réinventant quelque fait de guerre ou quelque souvenir pour tenir en haleine l’invité du jour. Enfants nous écoutions religieusement, serrés les uns contre les autres. C’étaient de petites proses lyriques, étincelantes de détails, mi-nouvelles, mi-contes, chapitres d’un livre qui ne serait jamais écrit et qu’il feuilletait au hasard selon les caprices de la conversation. S’il faut une scène inaugurale à l’écriture c’est pour moi celle-ci : je suis assis à la grande table des familles, mon père raconte ses histoires, moi j’écoute et je me demande ce qui est vrai dans ce qu’il raconte. Bon dieu, qu’est-ce qui est vrai ? Je n’ai jamais eu la réponse. Plus j’avance en âge plus je me dis que tout était peut-être faux mais bien plus vrai que la vérité des choses que je traquais dans ma caboche d’enfant sourcilleux. Mais à l’époque je n’avais pas cette sagesse. Ecoutant les récits de mon père je guettais l’arrangement, l’effet, la substitution opportune ou le détail menteur. Je faisais travailler mon imagination à rebours pour voir apparaître la prétendue vérité derrière les écrans de la fable et je me promettais d’émarger un jour le grand légendaire paternel, d’écrire entre ses lignes le texte de ce qui s’était vraiment passé. Il y a toutes sortes de passages vers l’écriture, le plus souvent inavouables, moi je suis entré par le couloir des ombrageux, les susceptibles, les vérificateurs. Plus tard, quand je fus passé de l’autre côté, saisi par des fictions qui venaient l’une après l’autre me hanter, je me suis rendu compte que l’inspecteur de la vérité, le contrôleur des textes n’était rien sans la voix du conteur, que celui-ci écrivait en moi bien mieux que son double teigneux. D’ailleurs, je le sais maintenant, il me donne la musique des textes, je l’invite à ma table où j’aime que sa voix roule sur le grand décor de soupière et de nappe dressée, et quand un silence s’ouvre à la fin des histoires, quand dans le théâtre du repas familial je le vois prendre mystérieusement la pose, je renverse la tête avec jubilation pour ne pas perdre un mot de la chute. »
(Autoportrait avec enfant, I, in Les voix et les ombres, 2007)
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« J’ai toujours été riche parmi les pauvres et pauvres parmi les riches. Dans le hall bondé du grand opéra, bruissant de voix et de rires, parmi les toilettes de chintz et d’organdi, les dos cuivrés, les élégantes livrées sombres, je devais ressembler au dernier pingouin de Terre-Neuve, détrempé et hagard, quelques regards de côté signalaient mon noeud qui versait à gauche ou ma façon de flotter dans les jambes trop larges de mon pantalon. J’y arborais le double pli des mal repassés, des non-professionnels du monde et cela faisait comme le double pli de ma vie. »
(Extrait de Melody est morte, in Grain de peau, 1992)
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« L’un d’eux s’appelle Simon comme moi. Lorsque l’angoisse l’envahit, il se frappe la tête contre le mur jusqu’au sang. Il faut alors l’approcher avec douceur, l’inviter à se calmer en le serrant contre soi sans rompre le peu d’enveloppe psychique qu’il lui reste. C’est ce combat incertain, cette lutte sans cesse recommencée contre les ombres qui m’a appris bien davantage que toutes mes années de brillante carrière à la SC Farb. Parfois je pense que c’est mon acte de résistance intime à Tiergarten 4. Et je crois qu’il me plaît d’être désormais aux marges du monde. »
(Dernières lignes de la Question humaine, 2000)
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« …je pense à l’amour pour ton père, je pense à vos fous rires de soeurs lorsqu’un souvenir de lui, mais était-ce lui, éveillait ces feux de paille qui laissaient vos yeux brouillés, je pense que j’aurais dû t’interroger davantage sur l’homme dont je porte le prénom, mais j’ai grandi dans ce silence, je m’y suis fait comme aux choses, j’ai marché à tâtons sans savoir contre quoi je me cognais, j’ai appris à lire sur les visages le texte balbutiant de cette présence obscure, par la suite j’ai fait métier d’écouter ce qui se dit dans les chambres sourdes, je suis devenu écrivain »
(Fin du poème XV de Portement de ma mère, 2001)